DANS UN MOIS, les Français auront dit oui ou
non au traité constitutionnel de l'Union européenne qui leur est soumis.
Avec et après la France, une dizaine d'autres pays membres de cette
Union seront appelés à se prononcer par référendum, les autres, par tradition ou par prudence, laissant à
leurs Parlements la charge de la ratification.
En France, l'élémentaire prudence parlementaire, née
de la méfiance que tout républicain devrait nourrir à l'endroit du
référendum, si souvent transformé en plébiscite - pour ou contre un
homme -, a été écartée au profit du risque maximum : celui de la
simplification, alors qu'il s'agit de se prononcer sur un édifice
complexe et qui, par nature, résulte d'un compromis.
ÉDITORIAL
C'est aussi le risque de la réponse donnée à une
question qui n'est pas posée, à savoir la confiance au président et à
son gouvernement, la mesure du mécontentement qu'il suscite.
A quelque chose malheur est bon : appelés à trancher,
les Français exercent un droit, celui de choisir. Ils débattent de
sujets qui semblaient jusqu'alors être le domaine réservé de ces "
bureaux de Bruxelles" un temps dénoncés par le premier ministre. Et,
finalement, l'intensité et l'âpreté de ce débat permet de prendre la
mesure de l'enjeu, du cap symbolique et politique que le pays décidera
de franchir ou de ne pas franchir.
Le débat en lui-même constitue une étape car,
exception faite des extrêmes, les partisans du non eux-mêmes se
réclament de l'Europe, d'une autre Europe ou d'une meilleure Europe au
sens de leurs intérêts ou de leur idéologie. De fait, une majorité de
celles et ceux qui vont voter sont nés, dans l'Union, après l'acte de
naissance de celle-ci, à Rome, en 1957. Ils n'ont connu que les progrès
de la construction européenne et ils vivent avec ses acquis. Ils n'ont
eu vent des désordres qu'elle a contribué à faire reculer - la guerre,
la pauvreté, les dictatures - qu'à travers les manuels d'histoire.
Il est donc tentant de penser que la paix, la
prospérité, la démocratie peuvent désormais progresser autrement. En ce
sens, nous sommes tous devenus Européens. Simplement, pour être sûrs de
le rester, mieux vaut, à tout prendre, voter oui au texte tenant lieu de
Constitution pour l'Europe. Car cette Constitution ouvre des portes.
Elle est le point de passage vers une construction politique qui nous
fait défaut, le moyen de franchir une étape supplémentaire sur un chemin
long et inédit, qu'il faut poursuivre.
L'Histoire n'attend pas. Dans les négociations
internationales de demain, quand il s'agira d'ériger quelques normes
universelles - sur le commerce, la culture, l'environnement, l'énergie,
l'immigration, par exemple -, mais aussi de traiter à l'ONU de la guerre
et de la paix, il y aura trois ou quatre poids lourds autour de la table
: les Etats-Unis et peut-être l'ensemble latino-américain, la Chine,
l'Inde ; l'Europe si elle le décide. Si elle le veut bien.
Là est l'enjeu principal du projet soumis au vote de
ratification des Français. Le traité dote l'Europe d'une personnalité
politique et morale sur la scène internationale ; il assure la
représentation politique d'une population de 450 millions de personnes ;
il donne aux pays européens une masse critique organisée.
On peut juger que cette réorganisation des
institutions européennes ne va pas encore assez loin, qu'elle est le
reflet de l'euro-scepticisme de nos dirigeants, qu'elle fait la part
trop belle aux gouvernements aux dépens d'un projet plus fédéral,
qu'elle renonce ainsi à créer de véritables Etats-Unis d'Europe. On peut
penser qu'il était inutile ou politiquement maladroit de regrouper dans
un seul et même texte les trois éléments qui constituent le traité :
l'organisation et le fonctionnement des nouvelles institutions de
l'Union européenne ; la Charte des droits fondamentaux de l'Union ; la
reproduction de tous les accords existants qui régissent déjà l'Europe
unie. On peut estimer critiquable l'emploi du terme Constitution pour ce
qui reste un traité conclu entre Etats indépendants, qui mettent
volontairement en commun certains des attributs de la souveraineté. Mais
le fait est là : ratifié, le traité permettra à l'Europe d'exister
politiquement quand elle n'était jusqu'à présent qu'un géant économique,
commercial et monétaire.
À LA TABLE DES GRANDS
L'Europe avait une adresse, une enseigne commerciale.
Elargie à 25, puis à 30, si elle devait rester en l'état, cette Europe a
toute chance d'être ingouvernable, de revenir à la case " zone de
libre échange" et d'être l'Europe-passoire que le nationalisme
ambiant appelle de ses voeux. Le choix est donc uniquement celui-ci : la
ratification d'un projet qui autorise un début d'existence politique de
l'Europe, ou un statu quo qui nous prive de cette fonction politique.
A Washington, New Delhi et Pékin, on attend une
réponse à la question suivante : y aura-t-il demain un Européen à la
table des Grands ? Dans le système actuel, un pays assume pour six mois
une sorte de secrétariat général des affaires européennes. Le projet de
traité confie au Conseil européen (qui réunit les chefs d'Etat et de
gouvernement des pays membres) le soin d'élire un président pour deux
ans et demi (renouvelables une fois). Il ou elle n'est, certes, que le
président du Conseil européen et, à ce titre, dirige le travail de
secrétariat général qui était celui de l'ancienne présidence tournante
de l'Union. Mais la dimension emblématique, symbolique, politique
change.
Et ce tournant est confirmé par l'autre nomination à
laquelle procédera le Conseil européen : un ministre des affaires
étrangères de l'Union (qui sera aussi le vice-président de la
Commission). Avec le traité constitutionnel, l'Europe acquiert une
présence internationale.
Le traité a d'autres qualités. Il assure un
fonctionnement de l'Europe qui est à la fois plus social, plus
démocratique et plus favorable à la France.
Plus social : d'une part, il reconnaît expressément
que des missions de service public échappent au domaine concurrentiel ;
d'autre part, la Charte des droits fondamentaux, document imprégné de
l'esprit de l'économie sociale de marché, peut être invoquée devant la
Cour de justice par tout citoyen d'un pays membre qui estimerait qu'une
directive de Bruxelles lui est contraire. C'est une garantie qui n'a
sans doute pas échappé à la Confédération syndicale européenne qui - à
l'instar d'absolument tous les partis socialistes de l'Union - affirme
son soutien résolu au traité.
Il organise un fonctionnement plus démocratique de
l'Union : renforcement des pouvoirs du Parlement européen au niveau
législatif (extension du nombre de sujets qui relèvent d'une codécision
Parlement-Conseil) et politique (il élit à la majorité simple le
président de la Commission, sur proposition du Conseil, lequel doit
prendre en compte le résultat des élections européennes). C'est une
architecture prudente, peut-être trop prudente, mais la vie de cette
machinerie complexe sera plus démocratique.
La France y gagne. Cette conception de l'Europe, où
le débat essentiel continue de se dérouler entre les Etats membres, est
la sienne. En outre, le projet de traité accroît son poids au sein du
Conseil européen, où elle disposerait, demain, de 13,4 % des droits de
vote, contre 9 % dans le cadre actuel du traité de Nice. C'est encore
plus vrai du couple franco-allemand, moteur historique de la
construction européenne, dont les droits de vote passeraient de 18 % à
31,4 %.
MAUVAISE ADRESSE
Mais le scrutin ne se décidera pas sur la seule
valeur du nouveau traité. L'irritabilité du corps social trouvera - a
déjà trouvé selon les sondages d'opinion - un débouché dans les urnes.
Elle est la marque d'une défiance à l'égard d'un pouvoir qui n'a pas
entendu le message électoral du printemps 2004, certes ; mais elle est
aussi une défiance à l'égard d'une Europe soupçonnée de faire obstacle
au modèle français, voire de le défaire.
Il est vrai que, depuis plus de quarante ans, la
construction européenne a été un formidable levier de transformation de
nos pays. La peur existe de voir celle-ci désormais conduire à
l'effacement progressif de l'Etat et des politiques nationales qu'il
continue d'incarner, peur liée au fait que le modèle étatique ancien n'a
pas disparu, tandis que les contours de l'Etat moderne restent flous.
Tentés par le non, nombre de Français veulent aussi
faire entendre une vraie souffrance sociale, leurs protestations devant
cet aspect tristement essentiel du modèle social français, le chômage de
masse. Il serait faux de leur dire que l'intégration européenne est un
remède à tous nos maux. Elle ne l'est pas. Ces électeurs tentés par le
non se trompent d'adresse : le chômage est un problème français.
Mais c'est bien dans le cadre de l'Europe qu'il
faudra organiser et réguler des flux migratoires, commerciaux et
monétaires qui n'en existeraient pas moins sans elle, mais dont
l'existence " sauvage" serait dévastatrice. Ce n'est pas une
contrainte. Cela peut rester une chance et une ambition, à la condition
que le oui l'emporte.
J.-M. C.