Tous Européens

par Jean Marie Colombani - Le Monde -   29 avril 2005
 

 

DANS UN MOIS, les Français auront dit oui ou non au traité constitutionnel de l'Union européenne qui leur est soumis. Avec et après la France, une dizaine d'autres pays membres de cette Union seront appelés à se prononcer par référendum, les autres, par tradition ou par prudence, laissant à leurs Parlements la charge de la ratification.

En France, l'élémentaire prudence parlementaire, née de la méfiance que tout républicain devrait nourrir à l'endroit du référendum, si souvent transformé en plébiscite - pour ou contre un homme -, a été écartée au profit du risque maximum : celui de la simplification, alors qu'il s'agit de se prononcer sur un édifice complexe et qui, par nature, résulte d'un compromis.

ÉDITORIAL

C'est aussi le risque de la réponse donnée à une question qui n'est pas posée, à savoir la confiance au président et à son gouvernement, la mesure du mécontentement qu'il suscite.

A quelque chose malheur est bon : appelés à trancher, les Français exercent un droit, celui de choisir. Ils débattent de sujets qui semblaient jusqu'alors être le domaine réservé de ces " bureaux de Bruxelles" un temps dénoncés par le premier ministre. Et, finalement, l'intensité et l'âpreté de ce débat permet de prendre la mesure de l'enjeu, du cap symbolique et politique que le pays décidera de franchir ou de ne pas franchir.

Le débat en lui-même constitue une étape car, exception faite des extrêmes, les partisans du non eux-mêmes se réclament de l'Europe, d'une autre Europe ou d'une meilleure Europe au sens de leurs intérêts ou de leur idéologie. De fait, une majorité de celles et ceux qui vont voter sont nés, dans l'Union, après l'acte de naissance de celle-ci, à Rome, en 1957. Ils n'ont connu que les progrès de la construction européenne et ils vivent avec ses acquis. Ils n'ont eu vent des désordres qu'elle a contribué à faire reculer - la guerre, la pauvreté, les dictatures - qu'à travers les manuels d'histoire.

Il est donc tentant de penser que la paix, la prospérité, la démocratie peuvent désormais progresser autrement. En ce sens, nous sommes tous devenus Européens. Simplement, pour être sûrs de le rester, mieux vaut, à tout prendre, voter oui au texte tenant lieu de Constitution pour l'Europe. Car cette Constitution ouvre des portes. Elle est le point de passage vers une construction politique qui nous fait défaut, le moyen de franchir une étape supplémentaire sur un chemin long et inédit, qu'il faut poursuivre.

L'Histoire n'attend pas. Dans les négociations internationales de demain, quand il s'agira d'ériger quelques normes universelles - sur le commerce, la culture, l'environnement, l'énergie, l'immigration, par exemple -, mais aussi de traiter à l'ONU de la guerre et de la paix, il y aura trois ou quatre poids lourds autour de la table : les Etats-Unis et peut-être l'ensemble latino-américain, la Chine, l'Inde ; l'Europe si elle le décide. Si elle le veut bien.

Là est l'enjeu principal du projet soumis au vote de ratification des Français. Le traité dote l'Europe d'une personnalité politique et morale sur la scène internationale ; il assure la représentation politique d'une population de 450 millions de personnes ; il donne aux pays européens une masse critique organisée.

On peut juger que cette réorganisation des institutions européennes ne va pas encore assez loin, qu'elle est le reflet de l'euro-scepticisme de nos dirigeants, qu'elle fait la part trop belle aux gouvernements aux dépens d'un projet plus fédéral, qu'elle renonce ainsi à créer de véritables Etats-Unis d'Europe. On peut penser qu'il était inutile ou politiquement maladroit de regrouper dans un seul et même texte les trois éléments qui constituent le traité : l'organisation et le fonctionnement des nouvelles institutions de l'Union européenne ; la Charte des droits fondamentaux de l'Union ; la reproduction de tous les accords existants qui régissent déjà l'Europe unie. On peut estimer critiquable l'emploi du terme Constitution pour ce qui reste un traité conclu entre Etats indépendants, qui mettent volontairement en commun certains des attributs de la souveraineté. Mais le fait est là : ratifié, le traité permettra à l'Europe d'exister politiquement quand elle n'était jusqu'à présent qu'un géant économique, commercial et monétaire.

 

À LA TABLE DES GRANDS

 

L'Europe avait une adresse, une enseigne commerciale. Elargie à 25, puis à 30, si elle devait rester en l'état, cette Europe a toute chance d'être ingouvernable, de revenir à la case " zone de libre échange" et d'être l'Europe-passoire que le nationalisme ambiant appelle de ses voeux. Le choix est donc uniquement celui-ci : la ratification d'un projet qui autorise un début d'existence politique de l'Europe, ou un statu quo qui nous prive de cette fonction politique.

A Washington, New Delhi et Pékin, on attend une réponse à la question suivante : y aura-t-il demain un Européen à la table des Grands ? Dans le système actuel, un pays assume pour six mois une sorte de secrétariat général des affaires européennes. Le projet de traité confie au Conseil européen (qui réunit les chefs d'Etat et de gouvernement des pays membres) le soin d'élire un président pour deux ans et demi (renouvelables une fois). Il ou elle n'est, certes, que le président du Conseil européen et, à ce titre, dirige le travail de secrétariat général qui était celui de l'ancienne présidence tournante de l'Union. Mais la dimension emblématique, symbolique, politique change.

Et ce tournant est confirmé par l'autre nomination à laquelle procédera le Conseil européen : un ministre des affaires étrangères de l'Union (qui sera aussi le vice-président de la Commission). Avec le traité constitutionnel, l'Europe acquiert une présence internationale.

Le traité a d'autres qualités. Il assure un fonctionnement de l'Europe qui est à la fois plus social, plus démocratique et plus favorable à la France.

Plus social : d'une part, il reconnaît expressément que des missions de service public échappent au domaine concurrentiel ; d'autre part, la Charte des droits fondamentaux, document imprégné de l'esprit de l'économie sociale de marché, peut être invoquée devant la Cour de justice par tout citoyen d'un pays membre qui estimerait qu'une directive de Bruxelles lui est contraire. C'est une garantie qui n'a sans doute pas échappé à la Confédération syndicale européenne qui - à l'instar d'absolument tous les partis socialistes de l'Union - affirme son soutien résolu au traité.

Il organise un fonctionnement plus démocratique de l'Union : renforcement des pouvoirs du Parlement européen au niveau législatif (extension du nombre de sujets qui relèvent d'une codécision Parlement-Conseil) et politique (il élit à la majorité simple le président de la Commission, sur proposition du Conseil, lequel doit prendre en compte le résultat des élections européennes). C'est une architecture prudente, peut-être trop prudente, mais la vie de cette machinerie complexe sera plus démocratique.

La France y gagne. Cette conception de l'Europe, où le débat essentiel continue de se dérouler entre les Etats membres, est la sienne. En outre, le projet de traité accroît son poids au sein du Conseil européen, où elle disposerait, demain, de 13,4 % des droits de vote, contre 9 % dans le cadre actuel du traité de Nice. C'est encore plus vrai du couple franco-allemand, moteur historique de la construction européenne, dont les droits de vote passeraient de 18 % à 31,4 %.

 

MAUVAISE ADRESSE

 

Mais le scrutin ne se décidera pas sur la seule valeur du nouveau traité. L'irritabilité du corps social trouvera - a déjà trouvé selon les sondages d'opinion - un débouché dans les urnes. Elle est la marque d'une défiance à l'égard d'un pouvoir qui n'a pas entendu le message électoral du printemps 2004, certes ; mais elle est aussi une défiance à l'égard d'une Europe soupçonnée de faire obstacle au modèle français, voire de le défaire.

Il est vrai que, depuis plus de quarante ans, la construction européenne a été un formidable levier de transformation de nos pays. La peur existe de voir celle-ci désormais conduire à l'effacement progressif de l'Etat et des politiques nationales qu'il continue d'incarner, peur liée au fait que le modèle étatique ancien n'a pas disparu, tandis que les contours de l'Etat moderne restent flous.

Tentés par le non, nombre de Français veulent aussi faire entendre une vraie souffrance sociale, leurs protestations devant cet aspect tristement essentiel du modèle social français, le chômage de masse. Il serait faux de leur dire que l'intégration européenne est un remède à tous nos maux. Elle ne l'est pas. Ces électeurs tentés par le non se trompent d'adresse : le chômage est un problème français.

Mais c'est bien dans le cadre de l'Europe qu'il faudra organiser et réguler des flux migratoires, commerciaux et monétaires qui n'en existeraient pas moins sans elle, mais dont l'existence " sauvage" serait dévastatrice. Ce n'est pas une contrainte. Cela peut rester une chance et une ambition, à la condition que le oui l'emporte.

J.-M. C.